FLECHE ROUGE (LA)
Résumé :
1937, en Union soviétique, la rencontre improbable d'un jeune communiste français et d'une ballerine russe en quête d'idéaux.0500Mercredi 12 février 1937La nuit, il ne voyait rien. Il conduisait, mais il ne voyait pas. Mais il savait où il était. Il se repérait à un arbre, un vieux mélèze à la tête penchée, un passage à niveau, un cimetière. Il savait qu´après la côte de Vishera on pouvait lâcher les chevaux et tirer dessus, la voie descendait vers les marais des monts Valdaï. Mais cette nuit était une nuit pas comme les autres.Il neigeait.Les premiers flocons avaient commencé à tourbillonner lorsque Youri était sorti de chez lui, la veste matelassée sur le dos, le sac de cuir et la gamelle en bandoulière. Il ne s´en était pas inquiété. De lourdes nuées avaient pesé sur Leningrad pendant toute la journée, et l´arrivée de la neige avec la nuit était une délivrance. Youri était habitué à elle. Les flocons autour de sa machine ne lui faisaient pas plus d´effet qu´un nuage de mouches bourdonnant au flanc d´un cheval.Au dépôt, il avait rejoint Volodia qui s´activait à préparer son feu. Le chauffeur aux joues creuses et à la barbiche à la Lénine avait bougonné:? Je n´aime pas ce temps. À mon avis, il va en tomber beaucoup.Youri avait laissé fuser son rire de bon géant.? Ça c´est bien d´un mangeur de graines de tournesol!Volodia détestait la neige. Originaire de Rostov, sur les bords de la mer Noire, il était habitué à la chaleur. Mais quand on vient habiter une région où l´hiver s´achève en mai et recommence en octobre, on est obligé de s´y faire. Volodia avait pourtant insisté:? Je te dis que je n´aime pas ça!Youri avait levé les yeux dans la nuit en enfilant son bleu de chauffe, et n´avait vu que les flocons qui glissaient en silence dans les lumières de la verrière de la gare.? Tu as encore bu, ivrogne!Volodia Chichkine empestait en effet l´alcool. Il avait la maladie de boire. Il avait expliqué à Youri qu´il était souvent très triste, et que, pour se réjouir, il buvait. La vue d´une bouteille ou d´un débit de boissons l´attirait irrésistiblement comme un aimant. Youri l´avait récupéré au dépôt où les sanctions pour ivrognerie l´avaient condamné à moisir dans le nettoyage des boîtes à fumée et la préparation des feux des autres, et il en avait fait son chauffeur. Il lui avait interdit l´alcool dans le train. Et leur paire était devenue inséparable. Le maigre Volodia enfournait ses cinq à six tonnes de charbon par voyage dans la gueule avide du foyer de la locomotive, conduisant son feu sans défaillir même si, la veille, il avait erré ivre mort dans les cafés des alentours de la gare.Coiffé de sa vieille chapka en lapin, les lunettes de mécanicien autour du cou, Youri avait vérifié les aiguilles des manomètres de pression, de niveau d´eau, de chauffage. Il avait faufilé avec souplesse ses larges épaules entre les essieux pour contrôler les godets et les trous graisseurs. Il aimait sa machine. Il lui touchait la boîte d´essieu du dos de la main, le chiffon au poing. Il lui parlait avant le départ comme un cavalier à sa monture. Il employait des mots gentils, «douchka», «ma petite chérie», «ma belle», qu´il utilisait autrefois avec sa femme.Volodia et lui avaient reçu cette 142, «Joseph Staline», quand ils avaient signé la ligne du train la «Flèche Rouge» reliant Leningrad à Moscou. Ils appréciaient son énergie, sa souplesse, son économie dans l´effort car, avec sa boîte à feu supérieure à la 132, elle brûlait moins qu´elle, en fournissant plus de puissance. Sans doute, leur manière de la conduire et de l´entretenir n´y était pas étrangère. Leur trio faisait bon ménage, et ils étaient heureux ensemble en ces temps de peur terrible et de dénonciation généralisée. Il suffisait que le mécanicien et son chauffeur se retrouvent avec leurs gros souliers à clous dans la poussière noire et l´odeur d´huile de leur cabine de la «Flèche Rouge» pour qu´ils basculent dans un autre monde et oublient tout. Ils n´avaient qu´une idée en tête: respecter la feuille, tenir l´horaire, coûte que coûte, et ils le tenaient. Ils n´avaient pas connu pl